On parle beaucoup de ville intelligente ; pour vous, quelles réalités ce terme recouvre-t-il ?
Francis Pisani : Je crois qu’il n’y a pas de définition vraiment acceptable de la ville intelligente. Ou plutôt il y en a tellement qu’on ne sait plus laquelle prendre. En fait, il n’y a pas de ville intelligente. Il n’y a que des projets, des actions, des façons d’aborder les problèmes qui contribuent à la rendre intelligente. On peut en identifier deux formes : celle qui vient des données, que l’on recueille, que l’on traite, que l’on malaxe. Et celle issue de la participation citoyenne. J’ajoute qu’une ville intelligente doit désormais réunir trois éléments fondamentaux. Le premier est qu’elle soit inclusive.
On ne peut pas dire qu’une ville est intelligente si elle produit de la précarité et des inégalités. Il faut ensuite qu’elle soit durable.
Elle doit être en mesure de s’inscrire dans une dynamique vertueuse qui lui permette de se soutenir, de se développer sans pour autant compromettre sa capacité à répondre à ses besoins futurs. Le dernier point, c’est la résilience.
Je ne crois plus qu’on puisse défendre la ville contre tout ce qui peut lui arriver. En revanche, on peut mettre en place des dispositifs qui lui permettent de récupérer rapidement un fonctionnement normal après avoir subi une perturbation. En matière de transport, par exemple, cela signifie savoir à quelle vitesse on arrive à remettre des infrastructures en service. Tout cela induit un changement d’attitude.
Éric Chareyron : Cela évoque deux piliers : une recherche de meilleure efficience des politiques publiques par l’exploitation des données et l’utilisation des nouveaux outils d’une part ; et une réponse aux attentes d’une ville, plus harmonieuse, où cohabite une grande diversité de citoyens acteurs de la transformation de leur ville, d’autre part. Aujourd’hui, lorsque l’on parle de villes intelligentes, on pense souvent aux grandes villes comme San Francisco, Amsterdam, Songdo, Barcelone, Paris ou Lyon ; et pourtant, 30 millions de Français, soit plus de 40 % de la population, vivent dans des agglomérations de taille moyenne ou petite, ou dans le monde rural. Il me paraît essentiel de parler de territoires intelligents. On est aussi aujourd’hui davantage dans une logique d’interpénétration des territoires.
De plus en plus de citoyens évoluent désormais sur plusieurs bassins de vie qui sont étroitement imbriqués. Dans une famille, l’un peut travailler sur place, l’autre dans une ville voisine ; un enfant peut étudier dans une autre ville et les loisirs ou la dimension affinitaire peuvent être éclatés sur plusieurs sites. Il est donc plus pertinent de parler de réseaux de territoires intelligents. Quand on pense la mobilité de manière intelligente, par exemple, il est important de prendre en compte l’ensemble des personnes qui circulent sur un territoire, qui elles sont, pourquoi elles viennent… On ne peut pas penser intelligemment la ville au seul profit des gens qui y habitent. Il faut intégrer ces interactions perpétuelles dans la manière de la concevoir.
En effet, l’exploitation des données des opérateurs mobiles montre que les visiteurs se rendant dans une métropole au cours d’un mois sont deux à trois fois plus nombreux que les habitants de cette même métropole. C’est absolument considérable.
Francis, vous parliez de participation citoyenne. On assiste de plus en plus souvent à une prise de pouvoir des citoyens dans la conception des villes, notamment encouragée par les nouvelles technologies de communication. N’y a-t-il pas un risque de perte de pouvoir du politique ?
F. P. : Il existe aujourd’hui une extraordinaire créativité citoyenne qui ne demande permission à personne. Pour autant, on ne peut pas parler d’une prise de pouvoir par les citoyens, mais plutôt d’un exercice de leur pouvoir. On veut approfondir la démocratie, ce n’est pas pour supprimer celle qui existe. Et ce n’est pas non plus parce que le citoyen participe que les municipalités perdent tout pouvoir.
Pour les autorités, il n’est en effet plus suffisant de s’appuyer sur les seules études préalables à la conception de projets de villes ou d’infrastructures pour légitimer une prise de décision. Elles doivent nécessairement être dans une logique de co-construction participative avec les citoyens pour justifier les projets. De fait, l’émergence d’une démocratie participative organisée en réseau agit comme un contrepouvoir face aux décisions politiques.
Cela pose toutefois un problème : comment éviter la monopolisation de l’expression par un groupe restreint qui ne soit finalement pas représentatif de l’ensemble des citoyens ? L’enjeu est donc pour les autorités de s’assurer de la pluralité des opinions exprimées.
É. C. : Il n’y a pas de contradiction. Je pense également que la participation citoyenne est essentielle dans la construction de la ville intelligente. Et aujourd’hui, de plus en plus de citoyens veulent donner leur avis. Une fois qu’on a dit ça, les autorités ont tout intérêt à intégrer ces réflexions afin d’éviter de se heurter à un problème grave qui concerne l’évolution de la société tout entière. La participation citoyenne repose sur le fait de pouvoir participer à la conception et à la gestion des villes. Elle devient véritable quand la plus grande diversité des opinions, des modes de vie et des fragilités est prise en compte. Elle acquiert alors une légitimité comme force de proposition pour être entendue par le pouvoir.
Si la participation citoyenne est essentielle, comment la convoquer, lors de nouveaux projets urbains, par exemple ?
É. C. : C’est en effet la vraie question : savoir comment initier cette participation lorsque c’est nécessaire, comme lors de la création d’une offre de transports, par exemple. Il existe plusieurs leviers, souvent activés par une volonté publique. Il y a évidemment les outils numériques qui facilitent la collecte des opinions. Mais on ne peut pas non plus oublier toute une population qui n’est pas très à l’aise avec ces outils (la moitié des métropolitains en 2017). Il faut donc compléter par d’autres modes de participation, comme les réunions publiques, mais animées par un médiateur pour que chacun s’exprime de manière libre et équitable. La limite de ce type de réunions est qu’elles rassemblent essentiellement les mécontents. Il est donc parfois nécessaire de mettre en place des baromètres d’opinion qui permettent de savoir si un projet a plutôt un écho positif ou négatif auprès d’une part plus représentative de la population. Il nous arrive également, chez Keolis, de réunir un groupe de personnes diverses au cours d’une table ronde animée par un sociologue, afin d’obtenir un débat apaisé et plus constructif entre les participants. Enfin, il y a la solution des forums citoyens, confrontant une population plus nombreuse avec des experts ou des décideurs sur une thématique particulière liée à la ville. Ces échanges sont l’occasion de recueillir les idées et les opinions tout en les éclairant. Je fais partie de ceux qui considèrent que, dans une ville intelligente, les citoyens ont besoin d’éclairages qui leur permettent de prendre des décisions à bon escient, pour eux-mêmes mais aussi pour leur ville.
F. P. : Je pense toutefois que l’activation de la participation citoyenne est très compliquée pour les villes ou les nouveaux quartiers. Prenons un exemple. Je suis allé à Songdo, en Corée du Sud. La ville a été construite en mettant des câbles à haut débit par terre, puis en érigeant des immeubles par-dessus. Dans l’ensemble, les urbanistes ont réussi à créer une dynamique économique, mais celle de la ville, je ne l’ai pas vue. Le rythme d’urbanisation est tel que la création de quartiers nouveaux, de villes nouvelles est inévitable. La question est alors de savoir comment on implique des gens qui ne sont pas là au moment de la création d’un endroit qu’ils vont occuper. Il y a une dimension évidente en jeu, qui n’est pas réglée, c’est celle de la création d’une dynamique politique, sociale et économique urbaine, différente de celle qu’on a connue jusqu’à présent.
Quelles sont les villes qui innovent dans le bon sens, selon vous ?
F. P. : Mark Zuckerberg dit « on ne crée pas des communautés, on leur donne des outils élégants ». La question qui se pose, c’est surtout celle de la simplification et de la qualité des outils mis à disposition. Je prendrai l’exemple de la ville de Santiago, au Chili, qui, en confiant aux cyclistes une application pour tracer leurs propres itinéraires, a permis de cartographier les routes et chemins qu’ils utilisent et de les partager avec d’autres.
É. C. : En matière de mobilité, on se bat en effet pour que les solutions digitales soient les plus ergonomiques possibles pour les utilisateurs. C’est très loin d’être le cas. On a aujourd’hui des algorithmes hyper puissants, mais qui nous font parfois oublier les notions essentielles de robustesse, de visibilité et de lisibilité. En matière de participation citoyenne, on peut citer la démarche menée par Orléans (France) lors de la mise en place d’un nouveau réseau de bus.
En partenariat avec la ville, nous nous sommes engagés à intégrer 70 % des demandes qui émanaient des citoyens lors des réunions de concertation. C’est une démarche que nous avons également menée à Bordeaux. La question était de savoir comment on passe d’une position d’expert en solutions de mobilité, que nous devons continuer à assurer, vers une position d’expert en intégration des demandes citoyennes dans les solutions de mobilité. Il faut avoir l’humilité de se dire que ce que l’on fait à titre d’expert peut être amélioré grâce au partage et à la co-construction avec les citoyens.
Il faut admettre que derrière les flux et la data, il y a des comportements humains. Ce travail qui consiste à déceler les individus derrière les statistiques est au centre de celui que nous menons dans le cadre de notre Observatoire Keoscopie.
Pensez-vous que les initiatives citoyennes soient toujours compatibles avec les logiques économiques et « attractivistes » des territoires ? Ne peut-il pas y avoir de conflit ?
É. C. : C’est toujours au pouvoir politique élu de prendre les décisions. Les déclinaisons, elles, peuvent ensuite être amendées. Mais la feuille de route doit demeurer aux mains du politique. C’est pourquoi il faut surtout trouver les moyens pour que les personnes comprennent le sens des projets et puissent en discuter et les amender.
F. P. : La ville est un objet social et la société se définit autour de la notion de conflit. Il n’y a pas de société sans conflit. Le problème n’est pas de les éviter, c’est de trouver les solutions pour les régler. Je pense qu’une communauté heureuse, qui se sent bien, est plus attractive. Si la participation citoyenne permet aux gens de se sentir mieux, alors on peut estimer que la ville participative sera plus attirante. Mais si on me demande si on vit mieux dans une ville intelligente, je ne suis pas capable de répondre honnêtement.
Justement, la participation citoyenne est-elle garante de la réussite d’une « ville intelligente » ?
F. P. : Bien sûr que non. Mais ça me rappelle la phrase de Churchill, « la démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres ». La participation citoyenne n’a aucune garantie de qualité, mais elle sous-tend la notion de responsabilité. Si les gens participent, si les gens s’engagent, ils vont se retrouver, on peut l’espérer, face à la notion de responsabilité. Je ne sais pas si ça donne une ville plus sage ou plus intelligente, mais ça nous définit un espace politique et social qui peut être très différent.
É. C. : Pour ma part, en revanche, je pense que oui, c’est une clé de succès pour réussir des territoires intelligents. Sous réserve bien entendu que la participation représente la diversité des opinions, qu’elle prenne le temps de la médiation, du partage entre les experts et les citoyens. Mais je pense qu’on a tout à gagner à mettre la participation citoyenne au cœur de la construction des réseaux de territoires intelligents.