Si un grand nombre de fragilités demeurent incomprises dans notre secteur, c’est que la mobilité est plutôt pensée par une communauté de personnes dans laquelle je m’inscris, vivant souvent en ville et disposant d’une voiture. Par des hommes en majorité, dans la force de l’âge et d’un niveau éducatif supérieur. Par des personnes, enfin, qui évoluent dans un milieu très homogène du fait de leurs activités professionnelles, mais aussi de leurs relations sociales, voire familiales. Comment, en effet, nous représenter des difficultés que nous côtoyons peu, ou que nous évacuons très vite car elles ne sont pas quotidiennes ? Et comment, dès lors, “penser” des solutions efficaces ?
Une illustration actuelle de ce “manque de prise” avec certaines réalités est le débat sur la gratuité des transports. En effet, la gratuité est présentée comme une réponse évidente aux problèmes des personnes économiquement fragiles.
Cependant, quelles sont leurs attentes quand vous les interrogez ? Des horaires adaptés à leurs contraintes de travail, tôt le matin et tard le soir ; des services intercommunaux pour aller faire les courses, emmener les enfants chez le médecin ou à la piscine le dimanche… C’est la demande de service adapté – idéalement associé à une tarification solidaire – qui prime sur la demande de gratuité.
Si notre vision de la mobilité reste encore trop peu inclusive, c’est aussi parce que les fragilités invisibles sont peu exprimées par les personnes qui en souffrent. Par manque d’estime de soi, par honte, par peur d’être catalogué comme différent. Parce qu’ils manquent des mots pour les traduire ou parce que “cela ne servirait à rien”. Notre étude conduite en 2018 sur la sénescence est sur ce point éloquente. La majorité des personnes de 55 à 85 ans interrogées déclarent ne pas rencontrer de problèmes dans leur mobilité. Elles se disent d’ailleurs très satisfaites des réseaux de transport public. Mais si on creuse un peu, ces mêmes personnes finissent pourtant par admettre que leurs difficultés sont multiples : l’absence de toilettes, de places assises, la barrière du digital, des bousculades en cas de forte affluence qui peuvent être vécues comme de véritables traumatismes… La statistique publique renseigne parfois assez mal sur l’ampleur des fragilités silencieuses. L’illettrisme est un cas d’école en la matière. 2,4 millions de personnes entre 15 et 64 ans sont officiellement recensées comme “illettrées” au sens strict de sa définition. Mais dans la réalité, 15 à 20 % de la population française serait en souffrance avec notre langue, si on y ajoute les plus de 65 ans et tous ceux qui n’ont pas étudié en français pendant au moins cinq ans, que ce soit en France ou à l’étranger. La statistique peut aussi avoir un pouvoir déformant. À force, par exemple, de parler de métropolisation, on en oublie que 15 % de la population vit en périphérie de ces métropoles et que 45 % des Français vivent dans des villes petites et moyennes, dans des bourgs et des villages.
Mieux appréhender les fragilités silencieuses, c’est donc d’abord changer de méthode et de posture. Et je pense qu’au cœur de cette démarche, il y a notre capacité à tous à être “sensibles”, à faire preuve d’empathie. Il faut penser la mobilité pour toutes les composantes de la société, sinon nous passerons à côté de notre mission universaliste de service public. Dans cet exercice, la formation et la sensibilisation de tous les acteurs de la mobilité, qu’ils soient ou non sur le terrain, seront un levier capital. Quant à la méthode, elle passera aussi par l’écoute pour permettre aux fragilités silencieuses de s’exprimer. L’expérience de Keoscopie montre que les enquêtes qualitatives avec un sociologue sont indispensables pour faire sauter le verrou des non- dits qui cantonnent les fragilités dans le silence.
Apporter des solutions pertinentes, c’est d’abord savoir écouter avec nuances afin de se prémunir des solutions simplistes. C’est rompre avec une organisation de l’offre guidée par la seule analyse des flux pour y intégrer les besoins d’aménagement, d’équipements et de prise en compte des fragilités. Parmi les solutions, beaucoup restent à inventer. Mais il existe déjà, à travers le monde, des pratiques de bon sens aisément duplicables. À l’image de Melbourne, en Australie, où un numéro est accolé à chaque nom de station du tramway. Une solution universelle pour faciliter tout à la fois le quotidien des malvoyants, des touristes et des personnes en difficulté avec la langue. À Curitiba, dans le sud du Brésil, cela fait aussi plus de 30 ans que les bus sont conçus à hauteur des quais pour faciliter la montée et la descente des personnes en fragilité physique.
Quand il est bien pensé, le digital peut aussi être un formidable outil d’amélioration de l’autonomie. C’est le cas, par exemple, des bornes de visiophonie permettant d’être mis en relation avec un agent du réseau dans les pôles d’échange, des tables numériques d’orientation et de recherche d’itinéraires, des applications de guidage hyper-personnalisé, de l’assistance vocale, etc.
Échouer à concevoir cette offre inclusive, c’est passer à côté de la transition de la mobilité et de ses nécessaires évolutions à l’horizon 2020- 2030. Dans une société de longévité et de progrès médical où un nombre croissant de Français vivent avec des affections de longue durée (+ 25 % entre 2008 et 2016), la transition démographique doit devenir un chantier prioritaire, au même titre que la transition écologique. Nous avons déjà réussi à bâtir des offres plus inclusives pour répondre aux personnes à mobilité réduite (PMR), aux fragilités économiques (tarification solidaire, attractivité de l’offre, etc.) ou aux fragilités cognitives (offre plus simple, plus lisible). Il faut maintenant élargir ce savoir-faire à toutes les autres fragilités silencieuses.